Les matrices disciplinaires du design
Jérémie Elalouf

1. Résumé

Design thinking, design management, design strategy, design innovation… De nombreuses pratiques revendiquent aujourd’hui le terme de design, au point que l’on peut se demander ce qui constitue le dénominateur commun d’un ensemble aussi hétéroclite. Une telle appropriation n’indique-t-elle pas que les idées portées par le terme de design sont devenues consensuelles, et que la discipline traverse une crise d’identité ?
Le pari de cet appel à contributions est que la notion de matrice disciplinaire, proposée par Thomas Kuhn dans la postface de son ouvrage de 1969, La Structure des révolutions scientifique1 peut permettre de penser de tels enjeux. Elle offre en effet un cadre méthodologique pour réfléchir à la fois à ce qui pourrait constituer l’unité de la discipline, mais aussi de poser un diagnostic sur les causes de son émiettement.
Cet appel fait suite à un colloque qui s’est tenu à l’université Toulouse Jean-Jaurès, en décembre 20232. Pour poursuivre les réflexions et les discussions qu’il a suscité, nous avons souhaité l’ouvrir à de nouvelles contributions.

2. La thématique du dossier

Il n’est pas aisé de donner une définition précise et unifiée du design, notamment parce que la revendication de l’interdisciplinarité a joué un rôle important dans l’histoire de la discipline et de ses déclinaisons (recherche-création, recherche-projet, recherche-action, etc.). Pour des auteurs comme László Moholy-Nagy3 ou Victor Papanek4, par exemple, le design se devait de devenir une activité générique, à l’interface de toutes les autres pratiques. Il s’agissait même pour eux d’une condition pour que le design soit porteur d’une transformation sociale positive. Cependant l’idéal d’une activité inter ou transdisciplinaire n’implique pas que le design soit un simple supplément, que l’on peut ajouter à des disciplines existantes pour leur apporter une caution.

Toujours est-il que la banalisation du terme et son appropriation dans des champs qui lui étaient jusqu’à présent étrangers posent la question des limites et des enjeux propres à la discipline. Hal Foster, par exemple, avance dans Design & crime5, qu’en se généralisant, le design tend à produire une indifférenciation globale. Reprenant les considérations de Rem Koolhaas sur le junkspace6 , il considère que le design est devenu complètement intégré à l’imaginaire marchand et participe maintenant d’une destruction du rôle critique des productions esthétiques. Toutefois, cette critique du design se fait au nom d’un personnage qui a joué un rôle important dans l’histoire de la discipline, Adolf Loos7 . Foster remet ainsi davantage en question un état de la culture contemporaine que ce dont le design a été, historiquement, porteur. Dans un tel contexte, peut-être faut-il, en suivant la suggestion de Paul Klee dans la Théorie de l’art moderne, « remonter du modèle à la matrice8 », pour tenter de revenir aux enjeux fondamentaux qui ont suscité l’apparition de la discipline. Comment revendiquer une matrice disciplinaire qui permettrait de produire un design singulier ? Quelle place accorder aux pratiques et réflexions originelles qui sont dorénavant peut-être effacées dans le terme de design ?

La notion de matrice disciplinaire a été proposée par Thomas Kuhn pour dissiper les malentendus suscités par la notion de paradigme9. Kuhn distingue quatre composantes essentielles des matrices disciplinaires :

  1. Les généralisations symboliques, ou les formalisations : ce sont les conventions d’écritures et de notations qui permettent de poser un problème de manière normée et rigoureuse.
  2. Les « paradigmes métaphysiques » : ce sont l’ensemble des croyances métaphysiques ou cosmologiques sur lesquelles s’entendent, le plus souvent de manière implicite, les membres d’une communauté de scientifique.
  3. Les valeurs : contrairement aux croyances métaphysiques, qui sont en général implicites, les valeurs sont des principes revendiqués par une communauté scientifique, qui déterminent une éthique de la recherche.
  4. Les exemples : pour Thomas Kuhn, les disciplines scientifiques sont généralement constituées autour d’exemples particulièrement significatifs, exemples qui tout à la fois démontrent la pertinence d’une théorie et la manière dont il est possible de l’appliquer.
    Kuhn a pensé la notion de matrice disciplinaire pour analyser les transformations des activités scientifiques et certains éléments constitutifs qu’il identifie ne peuvent s’appliquer directement au design. C’est le cas notamment des généralisations symboliques : il n’existe, à l’échelle de la discipline, aucune convention d’écriture permettant de poser les problèmes de manière uniforme. Cependant, tous les autres composants d’une matrice disciplinaire (croyances métaphysiques, valeurs, exemples) sont potentiellement pertinents. Le design s’est en effet appuyé sur des conceptions du monde, plus ou moins implicite, il a revendiqué des valeurs, notamment des valeurs sociales, et enfin, il s’est construit autour d’un ensemble de réalisations exemplaires.

3. Les axes du dossier

Nous proposons donc de mettre à l’épreuve la fécondité de la notion de matrice disciplinaire pour réfléchir aux enjeux du design. Un tel questionnement peut prendre de multiples formes, allant de réflexions épistémologiques générales à une réflexion sur des cas concrets, particulièrement influents. Nous proposons ci-dessous, de manière non exhaustive, quelques axes de réflexion.

AXE 1 : Les matrices historiques

L’enjeu de cet axe sera de réfléchir aux différents éléments qui ont participé à définir, ou à redéfinir le design au cours de son histoire. Une telle réflexion peut être menée à plusieurs niveaux. En ce qui concerne les conceptions du monde et les valeurs, on pourra par exemple s’intéresser aux textes de designer et de théoriciens qui ont jalonné l’histoire de la discipline. On pourra aussi s’intéresser aux institutions qui ont permis à la discipline de se constituer. Si certains cas sont très connus et très documentés (le Bauhaus, l’École d’Ulm, etc.), leur interprétation peut sans doute être encore renouvelée par des approches originales. De plus, certains cas moins connus méritent certainement des travaux de recherche dédiés. Enfin, le design c’est aussi constitué au travers de réalisations emblématiques, qui ont permis de démontrer la pertinence de la discipline et ses champs d’application possible. Là encore, il faudrait se demander comment ces exemples se sont constitués comme exemple, et comment ils ont influencé l’évolution de la discipline.

AXE 2 : Les matrices pratiques

L’enjeu de cet axe sera de réfléchir à tous les contextes concrets, à toutes les situations qui permettent l’émergence de démarches relevant du design. Ces contextes, en effet, ne sont pas des cadres neutres : ils amènent avec eux des gestes, des manières de parler, des formes de pensée spécifique. On pourra ainsi s’intéresser aux pratiques d’atelier, aux studios, ou encore aux chantiers et interroger les poïetiques de la conception qui y sont associés. Mais c’est aussi le rôle du terrain qu’il est possible de questionner. Le design c’est en effet souvent pensé comme une pratique de terrain, devant trouver une inscription contextuelle forte. On pourrait donc réfléchir à la manière dont a été pensé ce rapport aux terrains, et aux méthodologies d’enquête qui ont été développées en ce sens.

Axe 3 : Les matrices thématiques

Enfin, le design s’est aussi intéressé à un certain nombre de problèmes et d’objets qui ont participé à orienter la discipline. On peut citer notamment le logement, les transports, les usines, etc. À ces problèmes historiques, présents dès les débuts de la discipline, d’autres sont venus s’ajouter dans les dernières décennies. On peut penser notamment aux problématiques liées à l’écologie, aux changements climatiques ou encore à tout ce qui relève de la santé et du soin. Enfin, il est aussi possible de se questionner sur les nouveaux problèmes susceptibles d’apporter de nouvelles orientations ou de renouveler la réflexion sur le design. À ce titre, la montée des formes de gouvernance autoritaire, le techno-solutionnisme, la dépendance du design aux réseaux sociaux, l’utilisation massive des technologies d’intelligence artificielle, etc., sont des sujets qui peuvent être explorés.

4. Modalité de contribution

Les propositions sont à retourner pour le 5 juillet 2025 à l'adresse suivante : jeremie.elalouf@univ-tlse2.fr
Vous fournirez un résumé (entre 2000 et 3000 signes) synthétisant le contenu de votre proposition d'article. Merci de joindre dans votre document une courte bibliographie, ainsi qu’une biographie de 4 lignes environ.
Pour l’envoi des articles : il vous faudra respecter scrupuleusement les normes de mise en forme précisées dans les consignes aux auteurs. Les articles doivent présenter des recherches et analyses inédites, claires et documentées.

Calendrier

5 juillet 2025 : envoi des propositions
15 juillet 2025 : retour sur l’acceptation ou non de la proposition
1er septembre 2025 : envoi des articles au responsable du numéro
25 septembre 2025 : retour des avis aux auteurs après expertise
25 octobre 2025 : retour définitif des articles corrigés par les auteurs
25 novembre 2025 : publication en ligne

Bibliographie

BACHELARD Gaston, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, 2013.
BAUDRILLARD Jean, La Société de consommation, Paris, Gallimard, préface de J.-P. Mayer, 1996.
BOUDON Philippe, Conception, Paris, Ed. La Villette, 2004.
BOUTINET Jean-Pierre, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990.
BRANZI Andrea, Qu’est-ce que le design  ?, Paris, Grund, traduction de M. Pederbelli, C. Bodin-Godi et C. Breffort, 2019.
FOSTER Hal, Design & crime, Paris, Les Prairies ordinaires, traduction de C. Jacquet, L. Manceau, G. Herrmann et N. Vieillescazes, 2008.
FLAMAND Brigitte (dir.), Le design. Essais sur des théories et des pratiques, Paris, Éditions du Regard, 2006.
FLÜSSER Vilèm, Petite Philosophie du Design, Belfort, Circé, 2002.
GEEL Catherine ; Brunet, Claire, Le design : histoire, concepts, combats, Paris, Folio, 2023.
HUYGHE Pierre-Damien, Art et Industrie : Philosophie du Bauhaus, Belval, Circé, 1999.
HUYGHE Pierre-Damien, À quoi tient le design, Grenoble, De l’incidence éditeur, 2018.
KLEE Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, édition et traduction de P.-H. Gonthier, 1998.
KUHN Thomas Samuel, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, traduction de L. Meyer, 2008.
LOEWY Raymond, La Laideur se vend mal, Paris, Gallimard, traduction de M. Cendrars, 1990.
LOOS Adolf, Ornement et Crime et autres textes, Paris, Payot, édition et traduction de S. Cornille et P. Ivernel, 2003.
MALDONADO Tomás, Vers une écologie critique, Paris, Les Presses du réel, édition et traduction de E. Quinz et C. Geel, postface de R. Riccini, 2025.
MARGOLIN Victor, World History of Design, London, Bloomsbury Academic, 2017.
CRASSET Matali, BIHANIC David, Matrices, Dijon__ - Lille, les Presses du réel - Athom, 2022.
MENGER Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2002.
MOHOLY-NAGY László, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, traduction de C. Wermester, J. Kempf et G. Dallez, préface de D. Baqué, 2007.
PAPANEK Victor, Design pour un monde réel : écologie humaine et changement social, Dijon, Presses du réel, édité par A. J. Clarke et E. Quinz, traduit par R. Louit et N. Josset, 2021.
SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, Préface de J. Hart et postface de Y. Deforge, Paris, Aubier, 2001.
STIEGLER Bernard, La technique et le temps , suivi de Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’anthropocène, Paris, Fayard, 2018.


  1. KUHN Thomas Samuel, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, traduction de L. Meyer, 2008.  

  2. Colloque Les Matrices Disciplinaires du Design, organisé par l’équipe Seppia du laboratoire Lara-Seppia, Université Toulouse Jean Jaurès, 30 novembre - 1er décembre 2023. 

  3. MOHOLY-NAGY László, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, traduction de C. Wermester, J. Kempf et G. Dallez, préface de D. Baqué, 2007. 

  4. PAPANEK Victor, Design pour un monde réel : écologie humaine et changement socia, Dijon, Presses du réel, édité par A. J. Clarke et E. Quinz, traduit par R. Louit et N. Josset, 2021. 

  5. FOSTER Hal, Design & crime, Paris, Les Prairies ordinaires, traduction de C. Jacquet, L. Manceau, G. Herrmann et N. Vieillescazes, 2008. 

  6. KOOLHAAS Rem, Junkspace, Paris, Payot, préface de G. Mastrigli, trad. de D. Agacinski, 2011. 

  7. Le titre du livre de Foster fait bien entendu référence au texte d’Adolf Loos, Ornement et Crime.
    LOOS Adolf, Ornement et Crime et autres textes, Paris, Payot, édition et traduction de S. Cornille et P. Ivernel, 2003.  

  8. KLEE Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, édition et traduction de P.-H. Gonthier, 1998, p. 30. 

  9. KUHN Thomas Samuel, La Structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 296.